Présentation de l'anthologie

Par Olivia Alloyan et Stéphane Juranics


« Le monde ne connaît pas encore la poésie arménienne ». Ce constat de la poétesse Narinée Avetian, valant surtout pour la création contemporaine, résume à lui seul ce qui a motivé la réalisation de cette anthologie. Car à la fin de l'année 2001, date à laquelle nous nous sommes lancés dans ce projet, la nouvelle génération de poètes de langue arménienne restait assez mal connue, entre autres, du public francophone. Certes, il existait déjà deux anthologies consacrées à la poésie arménienne des origines à la période moderne (1). Mais la nouvelle vague de poètes d'Arménie comme de la diaspora méritait que l'on présente enfin en France, dans un livre qui lui soit exclusivement consacré, un nombre significatif de ses représentants. Le public a pu en juger en découvrant dans cet ouvrage, pour la première fois en version bilingue, une poésie en pleine expérimentation, révélant une liberté de pensée et une créativité nouvelles. La plupart des auteurs réunis dans cette anthologie sont déjà reconnus en Arménie, participant d'un nouveau rayonnement littéraire du pays. Les autres le seront demain, sans aucun doute.


De façon certes artificielle, notre choix s’est porté sur des auteurs nés après la Seconde guerre mondiale, ce qui excluait de fait un certain nombre de figures qui auraient eu toute leur place dans ce livre. Mais il fallait bien un seuil temporel, même formel, où faire débuter l’espace littéraire à couvrir. Hormis Kévork Témizian, décédé en 1999, les poètes réunis dans cette anthologie écrivaient encore au moment de la plublication de celle-ci. La moitié d’entre eux sont nés après 1960, ce qui témoigne du dynamisme d’une poésie en devenir. On peut également noter dans ce recueil la forte proportion de femmes (un tiers des auteurs), reflet de leur forte représentativité au sein de la nouvelle génération d’écrivains et donc signe de la lente évolution des mentalités en Arménie. La dispersion du peuple arménien à travers l’Histoire explique la présence dans cet ouvrage d’un certain nombre d’auteurs issus de la diaspora.


En effet, par « poésie arménienne », nous entendons poésie écrite en langue arménienne, devenu langue littéraire au XIXème siècle, dans sa double variante : l’arménien oriental, variante en usage en Arménie, et l’arménien occidental, variante de la diaspora. Car il y a aujourd’hui autant d’Arméniens à l’intérieur des frontières de l’Arménie qu’en-dehors. Cela s’explique en grande partie par le génocide de 1915, pendant lequel la moitié du peuple arménien d’Anatolie orientale a été anéantie (soit 1 500 000 morts) et l’autre contrainte à l’exil. Celle-ci, composée des survivants des populations arméniennes de l’Empire ottoman a dû émigrer vers la Syrie, le Liban, la Grèce, la France, le Canada, les Etats-Unis ou l’Amérique du sud : ce sont les Arméniens de la diaspora, parlant l’arménien occidental. Quant aux habitants de l’actuelle Arménie, située à l’époque du génocide dans les Empires russe et perse et ainsi épargnée par les massacres, ils parlent l’arménien oriental. Mais cette distinction entre arménien oriental et arménien occidental en tant que langue d’écriture ou d’origine des poètes nous est apparue tout à fait secondaire, voire factice car issue des aléas de l’Histoire. Avant tout, nous souhaitions choisir des auteurs arménophones contemporains — quel que soit leur lieu de résidence — qui nous semblaient présenter un interêt littéraire pour les lecteurs francophones. La poésie a ce don, parfois, de rassembler ceux que l’Histoire sépare.


L’Arménie actuelle, située au cœur du Caucase, à l’orient de l’Europe, est un petit pays : occupant une surface un peu moins étendue que la région Rhône-Alpes, elle compte entre trois et quatre millions d’habitants. Mais l’Arménie historique s’étendait sur un territoire dix fois plus vaste, au carrefour des grands empires, entre Orient et Occident. La culture arménienne, trois fois millénaire, est l’une des plus anciennes du monde. Dès le début du IVème siècle après J.-C., l’Arménie fut le premier pays à adopter le christianisme comme religion officielle, plusieurs décennies avant l’Empire romain. Au Vème siècle la nation arménienne inventait son alphabet afin de traduire la Bible. Ainsi, tout au long des siècles, de Grégoire de Narek à Eghiché Tcharents jusqu’aux auteurs réunis dans cette anthologie, a fleuri, sur la terre rocailleuse d’Arménie ou en exil, une poésie d’une très grande richesse et d’une variété perpétuant l’identité irréductible de ce peuple des montagnes — peuple dont toutes les assauts de l’Histoire n’auront jamais réussi à étouffer la voix.


Les poètes nés en Arménie, au Karabagh ou en Iran (majoritaires dans cet ouvrage) écrivent donc en arménien oriental. Parlé dans les provinces arménophones des Empires russe et perse au XIXème siècle, cette variante a été instituée en langue officielle dans la République indépendante d’Arménie de 1918 puis, à partir de 1921, dans la République Socialiste Soviétique d’Arménie, et constitue la langue officielle depuis la nouvelle indépendance du pays en 1991. Depuis la proclamation de l’indépendance, les écrivains ne bénéficient plus du soutien économique et éditorial de l’Etat. Mais, dans le même temps, ils jouissent d’une plus grande liberté d’écriture par rapport à l’époque soviétique. Situation paradoxale où les auteurs, s’ils sont souvent socialement fragilisés dans un pays où le livre ne se vend quasiment plus, peuvent enfin donner libre cours à leur talent sans craindre d’être censurés par le pouvoir en place.


Certains de ces auteurs, comme Hovhannès Grigorian et Artem Haroutiounian, ont débuté leur carrière dans les années 1970, autour des revues Grakan Tert (« Journal littéraire ») — organe de l’Union des Ecrivains d’Arménie — et Garoun (« Printemps ») — fondée en 1967 par Vartkès Pétrossian et dont le tirage pouvait atteindre jusqu’à 70 000 exemplaires. Entre ironie mordante et désenchantement, l’œuvre de ces poètes se situe dans la lignée de celles d’aînés tels qu’Henrik Etoyan, Slavik Chiloyan ou Armen Martirossian, qui avaient pour la première fois, dès les années 1960, tenté de remettre en cause l’esthétique réaliste propre à l’Empire soviétique.


Une deuxième génération se révèle dans les années 1980 et 1990, autour de ces mêmes revues et, depuis 2001, de la revue d’avant-garde Bnaguir (« Texte original »), fondée par Violette Krikorian et Vahram Mardirossian, revue rebaptisée ensuite Inknaguir (« Autographe »). Il s’agit de poètes de plus en plus novateurs, faisant preuve d’une inventivité inédite, s’affranchissant totalement de l’ombre de leur aînés. Avec une audace créatrice et un esprit critique sans précédent dans ce pays, les poètes de la nouvelle vague rejettent ainsi non seulement les canons esthétiques de la poésie « officielle » de l’Arménie soviétique — caractérisée par un réalisme célébrant avec grandiloquence les vertus de la société socialiste en marche vers le progrès — mais également ceux de la poésie traditionnelle — marquée par un lyrisme académique exprimant avec mélancolie l’amour exalté jusqu’au mysticisme d’un peuple pour sa patrie. Surtout, ces auteurs cherchent le moyen de restituer dans une langue résolument moderne, parfois influencée par la littérature occidentale du XXème siècle, la nouvelle réalité de l’après-indépendance. Réalité bien différente de celle de la période précédente : en effet, depuis 1991, l’Arménie a connu d’importants bouleversements, tant sur le plan politique que sur le plan moral. De plus, comme l’ensemble des anciens pays de l’Union Soviétique, ce pays est en proie à de grandes difficultés économiques et sociales depuis maintenant vingt ans, auxquelles s’ajoute le contexte régional marqué par le conflit avec le voisin azéri et le blocus instauré depuis par la Turquie. Ces bouleversements ont transformé en profondeur les mentalités, les modes de vie (parfois de survie), les comportements individuels et collectifs, jusqu’aux modes d’expression et de pensée.


Ainsi, dans leur souci de traduire en poésie leur expérience des temps nouveaux, la plupart de ces auteurs d’Arménie pratiquent une sorte de « dépoétisation » volontaire du poème, écrivant dans une langue « non normative », selon l’expression de Mariné Pétrossian, une langue sans fioritures ni souci de la bienséance et qui transcrit les froides résonances d’un monde métamorphosé voire déliquescent. L’humour et l’ironie mordante sont rarement absents chez nombre de ces poètes désenchantés mais non résignés, confrontés à une réalité ressentie comme « brutale et absurde » et dont ils traduisent les stigmates de façon souvent crue, sans complaisance, hors de tout cliché littéraire, n’hésitant pas à recourir au langage courant, voire à l’argot. Ce faisant, ils ont renoué avec la sentence du grand poète Yeghiché Tcharents (1896-1937) : « Si tu veux devenir le poète de ton temps, chante ton époque. »


Si l’on retrouve encore parfois chez certains de ces auteurs — certes de façon souvent détournée — quelques réminiscences de la poésie lyrique traditionnelle, les voix de cette nouvelle génération de poètes font ainsi entendre un tout autre chant : celui, toujours en pleine expérimentation, du doute à l’intérieur d’un pays en transition, de l’ironie désabusée vis-à-vis d’une société en crise, de la révolte des femmes face à la persistance d’un certain ordre patriarcal (toutes les poétesses d’Arménie présentes dans cette anthologie sont nées à partir de 1960, ce qui en dit long sur l’évolution de la société arménienne…) et, pour les plus jeunes d’entre eux, d’une totale remise en cause de la langue comme vecteur des modes de pensée. De même, on cherchera en vain chez ces auteurs les signes d’une quelconque complaisance vis-à-vis des traumatismes collectifs du XXème siècle. Certes, on devine ici ou là, en filigrane, l’évocation du génocide de 1915 ou l’horreur carcérale du régime soviétique. Ce qui domine chez eux serait plutôt le refus d’une martyrologie judéo-chrétienne insupportable aux yeux de la jeune génération, et plus généralement, le rejet des valeurs morales ainsi que des formes littéraires anciennes.


En lisant les textes de ces poètes d’Arménie, nous partageons l’intime vision du monde d’auteurs qui ont vécu les profondes mutations de ce pays depuis la fin de l’ère soviétique. Mais si le regard qu’ils portent sur une réalité parfois sordide est d’une rare lucidité, la force de leurs textes tient dans cette distanciation poussée jusqu’à l’absurde face aux tragédies de l’Histoire. Et dans la modernité de leur travail, qui marque une véritable rupture avec la poésie des générations précédentes. Avec une inventivité n’ayant d’égale que la diversité de leurs démarches d’écriture, ces auteurs expriment à la fois — chacun dans sa propre tonalité — les préoccupations quotidiennes, les sentiments profonds, les désillusions et les aspirations de la nouvelle génération d’Arméniens. Tout se passe comme si l’ennemi, extérieur depuis des millénaires, se trouvait maintenant à l’intérieur même de l’Arménie — et des Arméniens eux-mêmes : la poésie arménienne contemporaine traduit désormais la quête d’une identité individuelle face à un vivre ensemble qui se défait. C’est en cela qu’elle nous touche profondément. Ces poèmes, pour singuliers qu’ils soient, pourraient avoir été écrits dans n’importe quel pays post-soviétique et, au-delà, dans n’importe quel pays occidental connaissant une régression sociale équivalente. Ils témoignent d’un sentiment universel de l’égarement de l’individu au cœur même de sa propre culture dans une société en pleine déliquescence, à une époque où règne partout l’uniformité du chacun-pour-soi. Pour autant, l’on sent toujours affleurer dans ces poèmes une véritable tendresse.


Les poètes de la diaspora également présents dans cet ouvrage écrivent pour leur part en arménien occidental, variante en usage dans les provinces arméniennes de l’Empire ottoman, et qui s’est diffusée avec l’exode des rescapés du génocide de 1915. Certains vivent en Europe, d’autres au Proche-Orient, aux Etats-Unis ou encore en Amérique du Sud. Mais pour chacun d’entre eux, écrire en arménien relève à la fois d’une évidente nécessité et d’un acte militant. En effet, il s’agit pour eux d’écrire dans une langue vouée à l’isolement et à une lente disparition. Peut-on cependant parler de « poésie de la diaspora » ? Il est vrai que la littérature des communautés formées après la Catastrophe, communautés elles-mêmes éclatées, se caractérise par une certaine atomisation. Diaspora signifiant dispersion, la production littéraire qui lui est propre, hétérogène par nature, ne peut être appréhendée d’un seul tenant.


Une certaine similarité d’expériences sous-tend néanmoins le travail des auteurs de diaspora présents dans cet ouvrage — de Kévork Témizian à Sonia Sanan. Au-delà du partage plus ou moins perceptible d’une même psyché collective héritée des survivants-émigrants — marquée notamment par la persistance d’une mémoire traumatique et le sentiment d’une perte originaire indépassable, comme une double faille traversant leurs voix —, ces poètes laissent ainsi deviner, dans leur rapport même à la création littéraire, cette épreuve de l’altérité propre à toute existence diasporique. Pour eux, écrire en arménien, c’est à la fois tenter de faire vivre — ou survivre — une langue moribonde reçue en leg et s’ouvrir à un environnement culturel autre, celui du pays d’accueil, même s’il s’agit le plus souvent du pays où ils sont nés. Cela quitte à ne pas toujours savoir résoudre cette évidente contradiction ni se situer dans cette véritable schizophrénie culturelle et linguistique. Cette démarche poétique ne va donc pas sans poser problème, tant cette altérité vient concurrencer une part d’identité arménienne plus ou moins assumée d’auteurs qui, du coup, pourraient être tentés soit par un conservatisme esthétique sclérosant soit par un abandon pur et simple d’une langue qui ne leur parle plus et ne trouve plus vraiment de lecteurs. Mais, dans le même temps, cette constante confrontation entre deux cultures, deux langues, deux littératures, n’est-elle pas ce qui stimule la poésie arménienne de diaspora ? A la condition, bien sûr, de mener un véritable travail novateur, une réelle expérimentation toujours nourrie des apports des pratiques d’écriture en cours dans leurs patrie d’adoption — comme le font les auteurs présents dans cette anthologie. Ce constant dialogue n’est-il pas, d’une certaine manière, ce qui enrichit cette langue toujours menacée, la contraint à se régénérer pour ne pas mourir ?


Forcément subjective, cette anthologie aura été le fruit de l’écho en nous de ces vingt voix d’un pays connaissant une nouvelle renaissance et de communautés vivantes issues de la dispersion — voix singulières ne demandant qu’à être entendues par-delà l’éloignement géographique et culturel. A une ou deux exceptions près, les poèmes publiés dans ce livre étaient tous inédits en France au moment de sa sortie. Celui-ci a alors constitué une sorte d’instantané de la création poétique de la fin du XXème siècle et du début du XXIème siècle en langue arménienne, qui perpétue tout en la régénérant la longue tradition littéraire de ce pays. Cela dans une démarche moderne de traduction soucieuse, dans un constant aller-retour entre les deux langues, de transmettre dans sa fulgurance cette parole originale libérée de tout carcan traditionnel comme de faire passer le plus fidèlement possible en français — sans nier bien sûr la dimension interprétative propre à ce genre d'exercice — la vibration singulière de chacun de ces chants universels. Car, comme l’écrit Khatchig der Ghougassian, « seuls les mots vont et viennent entre nous, fendant parfois l’espace par leur son, leurs images, et surtout par un passé qui, maintenant, seulement maintenant, est le nôtre — mots créant de nouveau l’espace de notre proximité ».



Olivia Alloyan et Stéphane Juranics



(1) Celle de Rouben Mélik, Poésie arménienne. Anthologie des origines à nos jours (Editeurs Français Réunis, 1970) et celle de Vahé Godel, La poésie arménienne du Vème siècle à nos jours (Editions la Différence, 1990).









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